Lors des formations à l’écriture sur un blog scientifique ou un carnet de recherche, ou plus simplement lors de discussions avec des collègues, émerge souvent, chez nos1 interlocuteurs la question du temps :
“How do you get time to blog and tweet ?” Bon questionnement de @thomsonpat dcteo.net/RARXIZ cc @enroweb @infusoir @hypothesesorg
— Mathieu Rouault (@MathieuRouault) Décembre 5, 2012
Comment trouvons-nous2, chercheur.se.s et enseignant.e.s tout ce temps pour écrire sous de nouvelles formes, c’est-à-dire celles des billets et du microblogging (twitter), alors même que l’exhortation à “produire” des écrits est déjà tellement forte dans les cadres actuellement légitimés de l’écriture scientifique ? Parfois la question sous-entend, plus ou moins : « comment trouvez-vous encore du temps pour vraiment travailler ? ».
En d’autres termes :
Comment et pourquoi le blog scientifique, le carnet de recherche peut-il encore trouver une place dans des pratiques académiques où l’on court déjà après le temps ?
En revenant sur l’expérience de la #Villa, depuis un an, j’essaye de prendre du recul en me posant à mon tour cette même question, ou plutôt en la reformulant un peu :
Qu’est-ce qui a pu pousser tous ces carnetières et carnetiers à consacrer de leur précieux temps à une écriture qui n’entre pas dans le cadre actuel des écritures qui « vaudraient » quelque chose, tout du moins du point de vue de ceux qui évaluent les pratiques de recherche, individuelle et collective ?
Peut-être parce que la valeur pour ceux qui prennent du temps à écrire, ne vient pas toujours d’une validation extérieure, mais d’une valeur qu’ils et elles attribuent à cette écriture, du point de vue du sens qu’elle prend dans leur pratique de recherche et d’enseignement. Ce n’est pas le cas toujours, bien sûr, on peut vouloir écrire pour être lu, pour être visible, reconnu de ses pairs, mais je ne crois pas, même si je peux me tromper, que ce soit la motivation principale de la grande majorité des habitant.e..s successifs de la Villa
Parenthèse qui n’en est pas vraiment une - L’absence d’attribution d’une valeur “extérieure”, est peut-être en train de changer petit à petit, en tout cas en premier lieu ce qui concerne la reconnaissance directe et de fait, par les pairs qui relayent et mettent en circulation des écrit de blogs et de carnets de recherche, valorisant ainsi la qualité de ce qui s’y écrit souvent
“Quand, comme moi et plein d’autres (hypothèses.org) on tient un blog, quand ce blog est alimenté de manière suffisamment rigoureuse et significative pour être le relai et la paillasse principale de notre activité de chercheur, rien dans les rubriques de l’AERES ne permet de valoriser ou de mettre en avant cette activité.” Olivier Ertzscheid
“- le blog comme source. C’est sans doute le trait le plus fragile et nous sommes quelques-uns à travailler pour que les blogs constituent des sources de savoir scientifique, et soient donc référencés de la même manière que les autres publications. O. Ertzscheid a écrit récemment un billet assez énervé sur cette question, et je ne peux qu’être d’accord avec lui, puisque j’ai moi-même ajouté des rubriques sur ma fiche AERES ; mais je ne suis pas sûre qu’elles resteront, puisque les rapports AERES d’équipe sont collectifs, et nos fiches ne servent pas à l’évaluation individuelle. C’est sur les dossiers de promotion et d’évaluation personnels qu’il faut mentionner nos activités numériques. L’APA et le MLA ont intégré à leur grille les modes de citation des billets de blogs, et de messages sur les réseaux (mais aussi de videos sur Youtube, d’images, de pages web et même de cartes. Je remplis désormais à la fin de mes billets la rubrique ”comment citer ce billet”. Les blogs sont des sources de savoir et également d’apprentissage.” Marie-Anne Paveau
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Qu’est-ce qui pousse donc les habitant.e.s de la #Villa à écrire dans leur carnet respectif et qu’est-ce qui les a amené à accepter avec autant de spontanéité et d’envie l’invitation à passer un mois dans la #Villa ?
Je ne suis pas sûre de leurs réponses, mais j’esquisse la mienne.
Passer du temps à ce type d’écriture, en particulier étant donné l’objectif des Espaces réflexifs (interroger nos démarches de recherches et d’enseignements) revient à mon avis à l’expression d’une conviction : il y a un temps incompressible et précieux au fondement de nos pratiques, que l’on arrive à prendre à retrouver, à préserver, tant bien que mal, parce qu’il est au cœur, considère-t-on alors, de ce que l’on estime être important. Et sans lequel notre travail deviendrait même un peu mois sensé.
Ce temps qui me paraît si nécessaire pour penser notre pratique, notre posture de chercheur.e et d’enseignant.e, les discours que l’on construit et leur articulation en-dehors de l’entre-soi
Ce temps qui ne sert à rien si l’on a pas les espaces pour déployer cette pensée réflexive et critique… Et les espaces numériques en font partie. Ils ne sont heureusement pas les seuls, mais ils n’en sont pas moins précieux.
Ce temps qui redonne une place à l’incertitude, au tâtonnement, à l’échange « improductif » en termes de publication « légitime », et qui est tellement source de créativité et d’idées lorsqu’on l’investit.
Ce temps nécessaire à la recherche et à l’enseignement, à mon sens.
Mais peut-être que la valeur que je vois dans une pratique comme celle que nous avons partagée, et déclinée chacun.e à notre manière, depuis janvier 2012, est ailleurs pour les habitant.e.s successifs, et j’ouvre volontiers les échanges sur cette question !
En attendant, je suis allée chercher quelques explicitations du sens donné à cette pratique de recherche numérique, collective et interdisciplinaire, dans les premiers ou les derniers billets publiés par les habitants successifs.
Une pratique numérique qui fait sens
Pour Raphaele Bertho
“Si le regard de l’autre est primordial et constitutif de ce que nous sommes, je ne voudrai pourtant pas donner à penser ici qu’il doit être la seule jauge de notre travail. Ce mois d’effeuillage de ma pratique a pour ambition de valoriser non la séduction mais avant tout la conversation comme échange constructif. Cette dynamique est d’ailleurs la raison même de ces pages glissées dans le flux des réseaux sociaux, une invitation à entrer dans l’atelier de nos réflexions…”
Pour Stéphanie Messal
Pour Marie-Anne Paveau
“Pour le moment, cette expérience de carnet collectif est l’une des plus passionnantes de ma vie numérique de chercheuse et confirme la richesse tout à fait spécifique de la recherche en ligne : rencontres, dialogues, croisements, liens, collaborations. Si la recherche hors ligne est parfois, même souvent, silencieuse et solitaire (le retour sur nos travaux publiés n’est finalement pas si fréquent, explicitement en tout cas), la recherche en ligne est toujours peuplée des présences, paroles et pensées des autres.”
Martine Sonnet également, était “désireuse [...] d’être présente ici” et avait évoqué lors de nos échanges précédents son arrivée dans la #Villa, l’idée de décloisonnement disciplinaire que cet espace lui évoquait.
“C’est une sorte de décloisonnement qui s’opère, et une expérimentation d’une écriture particulière et potentiellement riche, encore une fois assez insolite dans nos pratiques de chercheurs.” Mélodie Faury
Pendant un an, cet espace a également été un lieu d’élaboration, une sorte de catalyseur, d’incubateur des réflexions, qui prennent forme et se construisent à cette occasion, par l’écriture.
Pour Morwenna Coquelin
et pour Jonathan Chibois
“Mon carnet de recherche en ligne je l’écris d’abord pour moi, je l’écris aussi pour les personnes rencontrées sur le terrain – concernées au premier chef par ma recherche -, et je l’écris également pour mes pairs avec qui je souhaite partager mes réflexions en cours et auprès de qui je souhaite être reconnu, enfin je l’écris pour l’ensemble des personnes susceptibles d’être intéressées par la problématique dans une optique de vulgarisation. Quand j’écris sur un carnet de recherche collectif comme ici, j’écris de plus pour un groupe de lecteurs privilégiés, avec qui j’ai le projet de construire à plusieurs voix une réflexion sur un thème unique et choisi.”
Pour Elena Azofra, la villa a été l’occasion de croiser les regard, d’échanger autour des mots, d’une langue à l’autre, notamment du fair de cette expérience de traduction permise par la réactivité et l’envie d’Aboubekeur Zineddine.
« Nouvelle occupante, nouveau regard, nouvelle langue et nouveau motif »
« Je me réjouis d’avoir accepté l’invitation de Mélodie et Marie-Anne, qui m’a donné l’occasion de participer de cette expérience enrichissante et d’ajouter un nouveau regard sur le concept qui nous occupe, la réflexivité. »
Delphine Regnard s’est lancée elle aussi dans le mouvement, dans le « geste », dans « une tentative de réflexion sur le métier de professeur de lettres » et tente l’expérience d’une écriture inhabituelle, parfois inconfortable et difficile :
« c’est une aventure de l’écriture qui sera l’écriture de l’aventure. »
Tout au long du mois de Juillet, Benoît Kermoal a tissé de nombreux lien entre sa propre réflexion et celles qui s’était déployé les mois précédent, donnant corps à un dialogue interdisciplinaire qui m’a paru particulière fécond :
Se situer dans le dialogue interdisciplinaire, s’enrichir auprès d’approches différentes et parfois convergentes, des motivations pour Claire Placial. Elle explicite ainsi ce que nous faisons en écrivant ici : lier collectivement, par nos parcours et nos spécificités, un travail (inter)disciplinaire avec une démarche épistémologique.
« cette Villa Réflexive est un lieu peuplé de miroirs par lesquels nous tentons de comprendre nos habitudes et méthodes scientifiques, de nous représenter nos propres représentations, de nous regarder regardant (à ce titre j’ai été vraiment marquée par le billet avec lequel Marie-Anne Paveau est entrée dans la Villa en février). Mais c’est aussi un lieu qui, parce qu’il garde de mois en mois les traces des précédents locataires, rend tangibles la multiplicité des perspectives sur des objets semblables, ou la parenté des regards et des représentations sur des objets différents. À cet égard, des affinités scientifiques, et humaines se sont créées, qui ont versé un jour nouveau sur la façon dont je considère la traduction et dont j’en parle, non tant d’ailleurs pour la réorienter que pour la consolider et l’affirmer, en en cernant mieux les contours. »
La #Villa, un convivium des sciences ?
L’idée de convivium de science développé par Léo Coutellec, me parle beaucoup et fait écho aux murs de la #Villa :
« Un convivium de science pourrait être ce lieu ouvertoù l’on prend le temps de la rencontre et de l’écoute,où l’on partage et se réapproprie des savoirs et des techniques sur le modèle des logiciels libres,où l’on expérimente et bricole,où l’on cherche et transmet en même temps,où l’on défait les hiérarchies entre disciplines,où l’on confronte des idées sans chercher à gagner,où le savoir est lui-même un objet d’étude, où les pratiques sont constamment déconstruites,où la fin ne justifie pas tous les moyens. » Léo Coutellec
Des échanges roboratifs
Donner de la place, à des échanges qui composent notre pratique, qui la motive, qui l’entraînent, mais qui ne laissent habituellement pas de traces : c’est ce que fait à sa manière le numérique, nous proposons de nouvelles formes d’écriture et d’espaces d’échanges.
![blogging scientifique](http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/532/files/2012/12/blogging-scientifique.jpg)
Schéma utilisé lors des formations Hypothèses : je n’ai pas retrouvé la source originale de ce schéma, si quelqu’un a une idée… merci ! #IntelligenceCollective – http://fr.slideshare.net/revuesorg/formation-hypothesesorg-mars-2012
En tant que chercheur.se.s notamment, nous savons bien toutes la diversité des pratiques de communication qui composent notre métier : présentation des travaux, conférences, discussions informelles, inter-personnelles ou collectives, au détour d’un couloir, autour d’un café, etc. C’est ce qui se passe aussi dans la #Villa réflexive, dans ses différentes pièces.
Quand je regarde et relis les mois qui viennent de défiler, je vois un espace d’expérience et de déploiement de la créativité académique. Des échanges roboratifs.
Cet espace numérique a joué un rôle non négligeable dans mon travail de doctorat : tous ceux qui se sont prêté à l’expérience de la #Villa depuis un an figure en bonne place dans le remerciements qui ouvrent finalement ma thèse, et j’y ai cité un certain nombre des billets qui y avaient été écrits au moment où je rédigeais.
- Remerciements : “J’ajoute un #merci aux chercheurs 2.0 avec qui nous nous sommes engagés dans des échanges stimulants sur la #réflexivité dans nos #espacesreflexifs et sur Twitter.”
- Bibliographie : “La publication de « billets » sur les carnets de recherche Hypotheses. org (et plus largement sur des espaces de publications numériques) ont été des ferments indiscutables de ma réflexion, de l’évolution de ma pensée, par la lecture et l’écriture, mais aussi de rencontres avec des recherches, notamment sur la réflexivité, et des chercheurs avec lesquels les échanges ont été très riches et stimulants. De ce fait, j’ai souhaité faire une place à ces nouvelles formes de publications de chercheurs, différentes des articles de recherches, dans la mesure où elles n’entrent pas dans les processus habituels de validation et légitimation de la recherche, mais qui constituent des sources et ressources denses de réflexions et surtout une recherche vivante qui se donne à voir et partager.
Alors en effet, pendant ce temps-là nous ne sommes pas en train de publier « rentable » de rentrer dans les cadres d’évaluation existants de nos pratiques de chercheurs, en tant que chercheurs « publiant » (AERES_criteres_évaluation 2007) et maintenant « produisant » (AERES_Critères 2012), selon les critères de l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), quoi que… mais qu’importe à l’instant même où nous sommes puisque cela fait sens dans les relations qui naissent et du fait de toutes ces réflexions, de ces idées qui émergent.
magnifique expérience d’intelligence et de création collective Espaces Réflexifs | Mois après mois, un an déjà shar.es/6Y8C8 #docp13
— Marie-Anne Paveau (@mapav8) Décembre 3, 2012
ce qui maintient le “désir épistémologique” dans l’univers pénible de l’université : vous, le partage sur blogs & réseaux & les étudiants <3
— Marie-Anne Paveau (@mapav8) Décembre 3, 2012
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Collectif, « Comment écrire pour un carnet de recherche ? », in THATCamp Paris 2012, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme (« La Non-Collection »), 2012 [En ligne], mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 07 décembre 2012. URL : http://editionsmsh.revues.org/324
Ertzscheid, Olivier (2 juillet 2012) “Mon dossier AERES” [Blog] affordance.info Consulté le 7 décembre 2012 : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/07/mon-dossier-aeres.html
Paveau, Marie-Anne (6 janvier 2012), “Désir épistémologique et émotion scientifique”, M.-A. Paveau pour La pensée du discours, Vases communicants de janvier 2012” [Carnet de recherche] L’Infusoir. Consulté le 7 décembre 2012 : http://infusoir.hypotheses.org/2182
Paveau M.-A., 15 juillet 2012, Linguistique et numérique 1. Une discipline hors ligne ? La pensée du discours [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=10050, consulté le 7 décembre 2012
Paveau M.-A., 8 août 2012, Linguistique et numérique 3. Blogs anglophones : l’abondance, La pensée du discours [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=10271, consulté le 7 décembre 2012
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Pour citer ce billet
Faury M., 8 décembre 2012, “Le temps d’une écriture numérique. Un mois et bien plus“, Espaces réflexifs [Carnet de recherche], http://reflexivites.hypotheses.org/3636, consulté le…
- ie “nous blogueurs et blogueuses”
- et pourquoi ?